Presentation du numéro volume 26, numéros 1 et 2
Dossier thématique:
Afrique et Diasporas : Enjeux des littératures et cinémas
Amadou Ouédraogo et Christophe Konkobo
Depuis ses origines, la littérature africaine d’expression française tend à rassembler en un corpus unique tant les œuvres d’auteurs du continent que celles des diasporas nées de l’esclavage et de l’émigration. Un texte fondateur tel que Batouala du Martiniquais René Maran, premier « véritable roman nègre » en français paru en 1921, lauréat du Prix Goncourt, annonce d’emblée les configurations spatiales et thématiques de la littérature noire francophone, produit du « Black Atlantic » tel que le conçoit Paul Gilroy. En effet, René Maran est né le 5 novembre 1887, ni en Martinique, ni en Guyane, mais entre les deux, en plein océan, sur un bateau qui conduisait sa famille de Cayenne à Fort-de-France, où son père venait d’être nommé administrateur colonial. Déclaré à Fort-de-France sans y être né, il suivra plus tard son père muté au Gabon et au Congo. En raison de sa santé fragile, il est confié à des amis de ses parents qui habitent Bordeaux. Après ses études, il est nommé administrateur d’Outre-Mer en Oubangui Chari (actuelle République Centrafricaine) dont l’univers rustique lui fournit le cadre du récit de Batouala.
Batouala est avant tout une réaction — combien audacieuse pour l’époque — contre une certaine littérature française en mal d’exotisme, et dont les clichés contribuaient à créer ce qu’Edward Said, après une analyse de textes comparables, identifiera plus tard comme les tropes de l’Orientalisme, à savoir une somme de perspectives subjectives (souvent validées par un cadre « scientifique » eurocentrique) qui, tout en prétendant faire connaître l’Altérité, étaient en réalité destinées à justifier la supposée mission civilisatrice de l’empire. De ce point de vue donc, Batouala peut se concevoir comme le produit d’un regard endogène porté par un sujet ‘indigène’ sur des réalités que vit un peuple que l’auteur considère sien.
A l’instar de René Maran à travers Batouala, la filiation avec l’Afrique est revendiquée et partagée par bien d’autres écrivains d’origines géographiques diverses. Dans les années 1930 en particulier, l’identification à l’Afrique comme lieu originel permettra à de jeunes étudiants noirs vivant en France de se définir une identité commune qui leur servira de rempart contre le racisme et la colonisation. C’est alors que naît sur les bords de la Seine la Négritude, illustre mouvement littéraire francophone dont les animateurs représentent la mosaïque des diasporas africaines. Le Sénégalais Senghor, le Martiniquais Césaire et le Guyanais Damas, parmi d’autres jeunes intellectuels, posent les fondements d’une pensée identitaire et d’une littérature qui s’inspirent des cultures et des faits historiques d’Afrique. Il est vrai que ces jeunes intellectuels s’inspirent par ailleurs des avant-gardes esthétiques et des mouvements intellectuels de tendance marxisante qui ont cours en Europe — suivant de près les débats du surréalisme et de l’existentialisme — mais ils prennent surtout exemple sur l’Amérique ségrégationniste, où la lutte militante des intellectuels africains-américains se propose alors d’affirmer la dignité intégrale du Noir en tant qu’être humain. L’Afrique n’est d’ailleurs pas absente des écrits de ces Noirs d’Amérique, comme le montrent ces vers du poème « Avoir peur » de Langston Hughes : « Nous pleurons parmi les gratte-ciel / Ainsi que nos ancêtres / Pleuraient parmi les palmiers de l’Afrique ». Césaire et son groupe s’inspirent ainsi du manifeste du mouvement de la Harlem-Renaissance aux Etats-Unis, développant de vives affinités avec certains de ses participants, tels que Langston Hughes, Claude Mac Kay, et County Cullen.
C’est donc dans un tel environnement idéologique et culturel — où l’Afrique symbolise l’unité et la fierté retrouvées des Noirs dispersés en Europe et sur le continent américain — que va se développer une littérature dite “africaine”. A la prédominance initiale du genre poétique dans les années 1930 (qui se justifie en fonction de la hiérarchie des genres promue par les surréalistes) se substitue celle du roman dans les années 1950, avec des auteurs comme Camara Laye, Cheikh Hamidou Kane, Seydou Badian, Bernard Dadié, Ferdinand Oyono, etc. Leurs publications, comme nous le rappelle Kenneth Harrow dans Thresholds of Change in African Literature, sont dominées par l’approche ethnographique et le style réaliste. Pour ces écrivains, la littérature est alors un outil servant à présenter à un lectorat majoritairement occidental les multiples facettes de l’ « Afrique réelle ». On songe par exemple au regard que porte Camara Laye sur sa terre natale de la Guinée dans L’Enfant noir, ou encore celui d’Olympe Bhêly-Quenum dans Un Piège sans fin. Au niveau formel et stylistique cependant, cette première génération d’écrivains situe encore sa production littéraire dans la droite ligne des conventions françaises classiques, même si certains d’entre eux se réclament de l’héritage des griots traditionnels.
La littérature africaine francophone poursuit ainsi logiquement la tâche que s’était assignée René Maran: jusqu’au début des années 1960, elle ne rassemble pas que les écrivains nés sur le continent ; elle n’est pas non plus produite uniquement par ceux qui écrivent sur l’Afrique. Elle est le fait tant d’écrivains originaires du continent que de descendants d’esclaves disséminés dans le monde, qui focalisent leurs préoccupations sur l’Afrique. C’est le constat de diversité géo-culturelle qui s’impose à la lecture des premières anthologies consacrées à cette littérature, notamment l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache d’expression française (1948) de Léopold Sédar Senghor et l’Anthologie négro-africaine (1967) de Lilyan Kesteloot.
L’année 1960 marque un tournant majeur dans l’histoire africaine avec l’accession à l’indépendance formelle de la majorité des colonies françaises. Vers la fin des années 1960, décennie des indépendances, une nouvelle génération d’écrivains se fait remarquer par son rejet des conventions thématiques et formelles chères à la Négritude. En 1968 par exemple, Ahmadou Kourouma et Yambo Ouologuem publient respectivement Les Soleils des indépendances et Le Devoir de violence. Ces deux romans, qui s’inscrivent dans l’optique de ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature du désenchantement », effectuent une critique acerbe du nationalisme débridé jadis en vogue dans la littérature de leurs prédécesseurs, tout en exposant les violences politiques faites aux peuples par les nouveaux dirigeants africains. Pour ces écrivains de la deuxième génération, ce changement d’optique s’impose, dans la mesure où une littérature qui continuerait à se focaliser exclusivement sur les maux de la colonisation empêcherait de stigmatiser les abus dont se rend coupable la nouvelle classe politique africaine. Ils trouvent inutile de continuer à faire aveuglément l’apologie du passé pré-colonial de l’Afrique, qui contient du reste bien des tares à dénoncer, pendant que les dirigeants venus au pouvoir à la faveur de l’indépendance gouvernent par la dictature et la violence. Ainsi les écrivains de la deuxième génération refusent-ils de se confiner au seul rôle de chantres des traditions africaines, et préfèrent écrire pour promouvoir les valeurs universelles des droits de l’Homme et de la démocratie. Sur le plan formel et stylistique, ces auteurs refusent par ailleurs de se conformer aux conventions classiques de la langue française que leurs prédécesseurs affectionnaient ; ils bousculent fréquemment ces normes esthétiques pour imprimer à leurs textes des marques particulières d’oralité.
Parallèlement, les années 1960 consacrent également la naissance du cinéma africain. Pendant la période coloniale, cet art était, à plusieurs titres, dominé par le regard de l’Autre : soit pour satisfaire les besoins d’exotisme de certains publics occidentaux, soit pour tenter de légitimer l’entreprise coloniale en donnant des populations indigènes une image d’indigence et de détresse absolues, ou encore pour servir d’outil de recherche ethnographique, ou d’ « ethno-fiction » selon le mot célèbre de Jean Rouch. L’œuvre des figures pionnières du cinéma africain (Sembène Ousmane, Oumarou Ganda) a dès lors pour vocation majeure la « réappropriation du regard » de soi, à savoir la volonté de s’affranchir du prisme de l’Autre, tantôt partiel, tantôt partial. Il s’agit d’induire les publics africains à une espèce d’introspection à l’effet d’une « autre » appréhension d’eux-mêmes et de leurs réalités sociales, culturelles, politiques et historiques. A cette fin, de nombreuses œuvres cinématographiques s’emploient à explorer le patrimoine des valeurs traditionnelles ou ancestrales, comme pour y puiser les ressources et visions propres à résoudre certaines préoccupations du moment.
La transformation épistémologique qui facilite l’émergence de la deuxième génération d’écrivains est rendue possible grâce à des prises de position très critiques à l’encontre de la Négritude : Wole Soyinka affirme déjà dans un essai au début des années 1960 que « le tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit sur sa proie et la mange » ; le philosophe Marcien Towa se fait plus direct et virulent en 1971 dans son livre au titre provocateur, Léopold Sédar Senghor : Négritude ou servitude ? Cette nouvelle génération d’écrivains se montre très innovatrice tout au long des décennies 70 et 80. Sony Labou Tansi s’illustre de manière remarquable grâce à un esprit très inventif et à une productivité sans pareille. Tout en construisant avec une cohérence exemplaire sa critique des pouvoirs oppressifs, tant dans ses romans que dans ses pièces de théâtre, il emprunte les éléments formels de son écriture à plusieurs sources, puisant à la fois dans ses traditions congolaises et dans le vaste corpus des littératures contemporaines françaises et latino-américaines.
Dans cette lignée, à partir des années 1990, la littérature offre au lecteur des espaces hybrides dans lesquels s’inscrivent des fragments d’histoires faites d’intertextualité, de pastiche et de parodie. La troisième génération qui se profile alors se montre tout aussi préoccupée par les innovations sur le plan formel et stylistique que par l’engagement idéologique qui avait dominé la deuxième génération. C’est le lieu d’indiquer que ces catégorisations par générations d’écrivains ne se veulent pas étanches et prescriptives, étant donné que certains écrivains peuvent évidemment appartenir à plus d’une catégorie à la fois. Sony Labou Tansi, par exemple, pourrait faire partie de ce dernier groupe d’écrivains. Il est à remarquer que les auteurs les plus représentatifs de cette troisième génération écrivent le plus souvent hors du continent africain. La plupart d’entre eux ont la particularité d’avoir longtemps séjourné dans le pays d’accueil d’où ils écrivent et dont ils ont souvent la nationalité ; c’est le cas de Thierno Monenembo, de Calixthe Beyala en France, et d’Alain Mabanckou aux Etats Unis. Ces animateurs de la littérature contemporaine s’ouvrent à toutes les influences culturelles et littéraires, aussi bien d’Afrique que d’ailleurs. Alors que la critique qualifie cette littérature tantôt de « postcoloniale », tantôt de « postmoderne », certains de ces écrivains-mêmes, comme Koffi Kwahulé et Abdourahman Wabéri, réclament plutôt le label de « littérature-monde en français »: une littérature qui, pour ainsi dire, se laisse de moins en moins circonscrire dans l’espace et dans le temps, ou encore du point de vue de ses desseins esthétiques, stylistiques et thématiques.
Le présent dossier thématique, « Afrique et Diaspora : Enjeux des littératures et cinémas », examine les grandes articulations qui marquent l’évolution des littératures et cinémas francophones de l’Afrique noire et de sa diaspora, et met en évidence les nouvelles tendances qui les caractérisent des années 1980 à nos jours. Nous en faisons la présentation sur la base des thématiques traitées et de leur chronologie par rapport à l’évolution historique du monde noir.
Dans son texte intitulé « Du Cahier de Césaire à la Créolité : cri, Histoire et identité dans l’oraliture antillaise », Emmanuelle Recoing remonte jusqu’à l’un des textes fondateurs du mouvement de la Négritude, pour en explorer les modes narratif et stylistique, voire l’imaginaire. Elle fait apparaître le lien essentiel entre écriture, histoire et identité, non seulement à travers une étude de Cahier d’un retour au pays natal, mais aussi celle de textes antillais plus récents qui contribuent aux fondements de la créolité en tant que mode d’expression d’un être, d’un monde, d’un espace culturel.
« La postcolonie subsaharienne: Imagination et médiation dans Afrique, je te plumerai, Clando, Xala et Guelwaar » de Philip Ojo s’inscrit parfaitement dans l’optique de l’art engagé qu’a suscité le désenchantement par rapport aux attentes d’une meilleure existence liées à l’accession des pays de l’Afrique sub-saharienne aux indépendances formelles des années 1960. Echec politique, dépendance économique, déchéance matérielle, répression et violence meurtrière, impérialisme culturel, etc. sont autant de thèmes au centre des quatre films analysés, qui constituent une iconographie de la « postcolonie » africaine francophone.
Etienne-Marie Lassi fait un examen de l’évolution de la représentation filmique de la femme. Dans son article, « Du dualisme des sexes à l’ambivalence sexuelle : L’évolution sociale du féminin et le renouvellement du discours filmique en Afrique francophone », il propose une analyse des discours sur le féminin qui permettent une redéfinition des rôles et des espaces sociaux. Les films étudiés offrent une optique innovante et singulière, de même qu’ils induisent la déconstruction des stéréotypes de l’ordre patriarcal qui réifient la femme et la confine à la soumission absolue à l’homme et aux traditions. Au terme de cette étude, il apparaît que l’évolution de la perspective filmique (thématique, stylistique, esthétiques, etc.) sur les femmes, depuis les années 1990, est le reflet des mutations et bouleversements sociopolitiques en cours sur le continent.
Dans l’article « (É)Migration et imaginaire social africain dans Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome. Construction discursive et référence au mythe de l’Odyssée », Jean-Christophe Kasende propose une réflexion dans le cadre de la littérature migratoire amorcée au cours des années 1990 et qui, du fait de son actualité, s’impose comme l’un des enjeux majeurs des études africaines postcoloniales. Cet article analyse une œuvre dont la structure narrative laisse entrevoir une stratégie de déconstruction d’un imaginaire social sur l’émigration profondément ancré. L’étude compare le parcours migratoire à un parcours initiatique tel que le mythe de l’Odyssée en donne l’exemple. Au terme de l’analyse, il ressort que Le Ventre de l’Atlantique, examiné à la lueur des principes et figures initiatiques et en tant qu’« objet sémiotique construit », se veut une « poétique de l’éveil d’une nouvelle conscience historique africaine. »
Les enjeux littéraires et artistiques récents se jouent également dans la discipline du théâtre dont l’évolution nous révèle une dynamique remarquable aussi bien dans l’écriture dramatique que dans la pratique théâtrale. C’est de cette dynamique qu’il est question dans le texte de Christophe Konkobo intitulé « De la tragédie yoruba de Wole Soyinka au drame postcolonial de Koffi Kwahulé ». Il y propose une lecture intertextuelle d’une pièce du dramaturge de la troisième génération Koffi Kwahulé, à la lumière de La Mort et l’écuyer du roi de Wole Soyinka, auteur de la deuxième génération et premier prix Nobel de littérature issu du continent. Cet article met en exergue dans les deux textes une certaine continuité du traitement thématique de la colonisation en toile de fond de la deuxième guerre mondiale. Cependant, les choix esthétiques opérés laissent voir une spécificité du traitement de la question identitaire postcoloniale chez Kwahulé. Une telle divergence esthétique et identitaire, qui épouse souvent les contours d’une fracture générationnelle, se ressent aussi dans les opinions exprimées par des praticiens et acteurs culturels du Burkina Faso dans l’interview sur les réalités et finalités du théâtre en scène qui clos ce numéro.
Toujours dans le genre théâtral, Amadou Ouédraogo, dans l’article « Théâtre-rituel et symbolisme de la renaissance chez Werewere Liking : L’exemple d’Une nouvelle terre », propose une réflexion sur une tendance littéraire perceptible autour des années 1980, qu’il est loisible de décrire comme un acte de « retour à soi ». L’étude met en lumière la nécessité d’une quête et d’une affirmation identitaires afin de puiser du patrimoine traditionnel les ressources et les visions susceptibles de conjurer les vicissitudes de l’histoire. Le théâtre-rituel apparaît alors comme un acte ultime de communion, d’osmose et de réconciliation avec soi, avec l’Autre et avec le monde. Il invite à une impulsion spirituelle et morale afin de s’affranchir des entraves d’un matérialisme d’une vénalité de par trop exacerbés.
Karen Ferreira-Meyers entreprend quant à elle un survol de la situation récente et actuelle de l’autofiction africaine dans son texte « L’Autofiction ou les ébauches d’une forme littéraire en Afrique ». Elle s’y interroge sur la subtile délimitation entre autobiographie et autofiction dans le champ africain. L’autofiction trouve sa principale raison d’être dans le besoin de parler de son vécu, la nécessité de lier la fiction à la réalité afin de mieux comprendre, mieux exorciser, mieux accepter une réalité parfois indicible. Il apparaît également que le rêve de l’autofiction d’être à la fois le moi, l’agent du moi et le destinataire de la fiction, s’inscrit bien dans le contexte de l’Afrique postcoloniale et postmoderne dont rêvent certains auteurs. L’article dresse une liste (non exhaustive) d’œuvres africaines qualifiées d’autofictions, et procède à une réévaluation littéraire de ce genre encore embryonnaire dans la sphère littéraire africaine.
Les textes qui composent ce dossier thématique consacré à l’Afrique subsaharienne et sa diaspora rendent compte d’enjeux majeurs qu’ont articulés différentes générations d’auteurs dans la littérature et le cinéma. Alors qu’on amorce la deuxième décennie de ce début de siècle, ces articles proposent un bilan littéraire et artistique dans l’espoir de mieux comprendre les romans, films et pièces de théâtre encore en gestation.